Face aux scandales de pédophilie, le pape François ne peut plus se voiler la face

Il avait été élu pour être le «pape des pauvres», le voilà confronté à de nouvelles révélations d’affaires de pédophilie d’une ampleur inédite, aux États-Unis, au Chili et en Australie.

Parce qu’il sent la situation lui filer entre les doigts et le scandale de la pédophilie écraser tout son pontificat, le pape François, longtemps accusé de louvoyer, semble trouver le ton juste à la riposte.

Sur la question des criminels sexuels, qu’ils soient simples prêtres, évêques ou cardinaux, il se met enfin à frapper de manière spectaculaire. Et pour l’opinion en général, et celle des catholiques en particulier, il a publié lundi 20 août une «lettre au peuple de Dieu» d’une force rare.

Cessons de dire que les coupables de telles «atrocités» constituent une infime minorité de prêtres, dans quelques pays seulement, dit-il en substance: c’est l’Église catholique tout entière qui est concernée, ses méthodes de gouvernement, ses silences, sa perversion, son «cléricalisme» visant à protéger les privilèges de l’institution. La crise est celle de l’Église dans sa totalité, et non seulement celle de son image et de sa réputation.

Enquête accablante aux États-Unis

Alors que l’on avait le sentiment que le fond de l’horreur était atteint, que les mesures prises par le Vatican, depuis le début des années 2000 et sous Benoit XVI, allaient enfin produire leurs effets, chaque jour de ce terrible été 2018 pour le pape François apporte de nouvelles révélations, fait ressortir de nouveaux noms au plus haut niveau des hiérarchies, avance de nouveaux chiffres donnant une ampleur inégalée au scandale.

Aux États-Unis, c’est un cardinal de très haut rang qui tombe: Theodore McCarrick, ancien archevêque de Washington, coupable d’abus sexuels sur des mineurs, des prêtres, des séminaristes durant des décennies, sans que ces actes soupçonnés, puis connus, n’aient la moindre conséquence sur sa brillante carrière ecclésiastique.

Le pape François et Theodore McCarrick à Washington (États-Unis), le 23 septembre 2015 | Jonathan Newton / Pool / AFP

Sa démission a été acceptée le 28 juillet par le pape François; il a été démis du collège des cardinaux et assigné à résidence dans l’attente d’un procès canonique. Il faut remonter à 1927 pour trouver un cas similaire de destitution du collège des cardinaux: le jésuite français Louis Billot avait été privé de sa pourpre cardinalice pour son appartenance à l’Action Française, condamnée l’année précédente par le pape.

La comptabilité des crimes pédophiles au sein du clergé américain donne le vertige. Selon l’organisation Bishop Accountability, 6.721 prêtres ont été accusés d’abus sexuels pour des faits –prouvés ou présumés– pendant la période de 1950 à 2016. La même association estime à 18.565 le nombre d’enfants victimes de ces agissements.

Mardi 14 août, une enquête accablante des services du procureur de Pennsylvanie a mis à jour des abus sexuels perpétrés par plus de 300 prêtres prédateurs, couverts par l’Église catholique, sur au moins mille enfants. «Des prêtres violaient des petits garçons et des petites filles et les hommes d’église qui étaient leurs responsables n’ont rien fait. Et cela durant des décennies», ont écrit les membres du jury populaire de Pennsylvanie.

De nombreuses anecdotes dépeignent dans le rapport une hiérarchie catholique multipliant les efforts pour ne pas ébruiter les cas d’abus sexuels et protéger les auteurs de ces agressions. Des évêques et des cardinaux «ont, pour l’essentiel, été protégés. Beaucoup, dont certains sont nommés dans ce rapport, ont même été promus».

Volte-face sur les abus sexuels au Chili

On se souvient qu’en visite au Chili au début de l’année 2018, le pape François avait nié les accusations visant un évêque chilien, Juan de la Cruz Barros, complice d’abus sexuels perpétrés par Fernando Karadima, un prêtre charismatique très connu qui avait été son éducateur, jugé et condamné par le Vatican en 2011. Le pape argentin se disait convaincu de l’innocence de ces évêques et les défendait bec et ongles contre celles et ceux qui les calomniaient.

Juan Barros à Iquique durant la visite du pape François au Chili, le 18 janvier 2018 | Vincenzo Pinto / AFP

Depuis, François a opéré une spectaculaire volte-face. Les 2.400 pages de l’enquête qu’il a fini par ordonner l’ont contraint à avouer s’être complètement trompé par manque d’informations fiables.

La faute à qui? Les soupçons se sont portés sur le cardinal Francisco Erazzuriz, ancien archevêque de Santiago, ami très proche du pape latino-américain. Mais on sait aujourd’hui que le principal responsable de cette tromperie est un jésuite espagnol, German Arana, qui fait la navette entre Rome, l’Espagne et le Chili et continue à faire partie, même après ce scandale, du cercle le plus intime des confidents du pape. L’ensemble de l’épiscopat chilien a été contraint de présenter sa démission le 18 mai dernier.

Cléricalisme coupable

On a longtemps reproché au pape François son incapacité à combattre ce scandale qui afflige l’Église depuis tant d’années. Ancienne participante de la commission de protection des mineurs instituée au Vatican dont elle a démissionné en 2017, l’Irlandaise Marie Collins l’accuse régulièrement de faire de beaux discours sans que les actes ne suivent. Mais en cet été 2018, un seuil sans précédent a été atteint.

Ce sont des personnalités très proches du pape qui sont directement en cause ou empêtrés dans ce scandale, comme le cardinal australien George Pell, le cardinal chilien Francisco Javier Erazzuriz ou le cardinal hondurien Oscar Maradiaga.

George Pell devant le tribunal de Victoria à Melbourne (Australie), le 17 juillet 2018 | William West / AFP

Ce sont des épiscopats entiers qui sont aujourd’hui accusés d’avoir caché par milliers des faits criminels, d’avoir refusé de déférer devant la justice civile des prêtres violeurs. Et c’est toute une culture cléricale, faite de privilèges, de codes, de réflexe de défense d’intérêts corporatistes, qui est désignée comme coupable –parce que cette culture cléricale a été considérée, des décennies durant, comme supérieure à l’intégrité physique et psychologique des enfants.

Ce n’est donc plus seulement la culture du silence qui est aujourd’hui déplorée par le pape; ce n’est plus seulement l’écoute et le respect des victimes qui sont requis; ce n’est plus seulement la «honte» qu’il convient d’exprimer pour les avoir si longtemps ignorés. C’est tout un fonctionnement ecclésiastique, toute une conception de l’autorité dans l’Église qui se révèle déviante et criminelle. «Dire non aux abus sexuels, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme», écrit François dans sa lettre du 20 août.

«Le cléricalisme, voilà l’ennemi», disait déjà, au début de la IIIe République, Léon Gambetta. Un cléricalisme que le pape définit comme une «manière déviante de concevoir l’autorité au sein de l’Église», qui signifie un abus de pouvoir du clergé, se définit comme une «corruption spirituelle» et se traduit par un «aveuglement confortable et autosuffisant où tout finit par sembler licite: la tromperie, la calomnie, l’égoïsme».

Ce cléricalisme a contribué «à perpétuer beaucoup de maux que nous dénonçons aujourd’hui». On le trouve, précise le pape, «à chaque fois que nous avons tenté de supplanter, de faire taire, d’ignorer, de réduire le peuple de Dieu à de petites élites». François fait le lien entre le cléricalisme et «nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience». Jamais le pape n’était allé aussi loin dans la dénonciation des pratiques perverses au sein de sa propre Église.

 

La sexualité des prêtes en question

Une partie du chemin est fait. L’autre est encore autrement plus taboue: il s’agit de la place du sexe dans la doctrine de l’Église et du vécu de la sexualité par des hommes célibataires qui, en tant que prêtres, ont consacré toute leur vie à Dieu.

De plus en plus de voix s’élèvent pour dire que la pédophilie s’explique par une sexualité inaboutie et désordonnée et que la régle absolue du célibat des prêtres n’est plus tenable, comme l’expose l’écrivaine Nancy Houston dans une lettre à François. Plus personne ne nie, jusqu’au sommet de l’Église, l’extension des pratiques hétérosexuelles et homosexuelles, dans le clergé de presque tous les pays, en infraction radicale avec les vœux de chasteté et de célibat dit «ecclésiatique». Des livres vont d’ailleurs bientôt sortir, expliquant combien l’homosexualité est répandue dans le clergé, jusqu’au cœur du Vatican.

Et certains en profitent: en plein scandale pédophile frappant son pays, un évêque américain vient, pour la première fois, d’établir publiquement un lien nauséabond entre ces affaires et «la sous-culture homosexuelle» qui régnerait au sein de l’épiscopat américain.

Dans une lettre à son diocèse datée du 18 août, Robert Morlino, évêque de Madison (Wisconsin), avance que la crise des abus sexuels a pu perdurer parce que l’Église se laisse aller à des comportements laxistes. Selon lui, la crise ne se limite pas à l’affaire McCarrick, ni au rapport du grand jury de Pennsylvanie –ni à quoi que ce soit qui pourrait encore arriver demain, et qui arrivera encore. La crise plus profonde à laquelle nous devons faire face, écrit-il, «vient du laxisme qui a fini par envahir tout notre enseignement, notre prédication, nos décisions et notre mode de vie».

Le pape François est prévenu. D’autres bombes vont exploser, et pas du côté qu’espérait ce père jésuite argentin qui, après avoir arpenté pendant des années les bidonvilles de Buenos Aires, voulait faire franchir un bond social sans précédent à son Église et s’était fixé comme premier programme de devenir «le pape des pauvres pour les pauvres». Il est rattrapé par des affaires de mœurs et des crimes qui ravagent toute son Église.

Source : Slate