Balkany, l’heure des comptes

Le réquisitoire du Parquet national financier décrit un système de montages parfaitement huilé et demande le renvoi en correctionnelle du maire de Levallois, notamment pour «blanchiment de fraude fiscale aggravée» et «corruption passive».

Qu’il semble loin le temps où Patrick Balkany dénonçait crânement des «fariboles» et des «affabulations» après l’annonce de sa mise en examen, en octobre 2014. Comme l’a révélé l’AFP, le Parquet national financier (PNF) vient de demander le renvoi en correctionnelle de l’ex-député des Hauts-de-Seine pour «blanchiment de fraude fiscale aggravée», «corruption passive» et «prise illégale d’intérêts». Le réquisitoire accablant dévoilé par l’Obs, que Libération a pu consulter, est à la mesure des sommes qu’auraient dissimulées l’élu des Hauts-de-Seine et son épouse, entre 2007 et 2014 : au moins 13 millions d’euros, selon les calculs du parquet. Alors que les députés s’apprêtent à voter la loi sur la moralisation de la vie politique, l’enquête des juges Renaud Van Ruymbeke et Patricia Simon offre une plongée vertigineuse au cœur d’un système mis en place il y a plus de trente ans.

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Pas moins de 22 commissions rogatoires internationales ont permis aux magistrats de démêler l’écheveau de sociétés-écrans et de comptes offshore ayant aidé le couple à échapper au fisc. Soulignant la «distorsion» entre les revenus déclarés des époux et leur train de vie, le réquisitoire insiste surtout sur «l’accroissement de leur patrimoine corrélativement à leur carrière politique». Un patrimoine acquis «pour l’essentiel grâce aux fonctions publiques exercées par Patrick Balkany», précise le parquet.

«Peignoir»

Aux yeux des magistrats, c’est d’abord l’utilisation massive d’argent liquide par les époux de Levallois qui colore le dossier. Du cash à tous les étages, utilisé aussi bien pour réserver des billets d’avion que pour payer l’assurance des différentes habitations ou rémunérer le petit personnel, d’après le PNF. «Je ne sais pas d’où provenaient ces espèces, a expliqué aux enquêteurs une ancienne employée du couple. M. Patrick Balkany arrivait au moulin [la résidence principale du couple à Giverny, dans l’Eure, ndlr] avec son attaché-case et sortait une enveloppe marron assez épaisse qu’il emmenait directement dans son coffre au premier étage. J’ai le souvenir d’avoir, par curiosité, compté une liasse de billets qui était sur le bureau de leur chambre. Il y avait 8 000 euros. C’était son argent de poche. Il avait même régulièrement des espèces dans les poches de son peignoir.» Les quantités décrites sont telles que les époux eux-mêmes semblent avoir du mal à faire les comptes : entre 2010 et 2012, les revenus qu’ils déclarent à l’administration fiscale n’atteignent même pas les salaires versés à leurs employés de maison, six pour leur seule résidence de Giverny.

Les Balkany étaient bien les propriétaires de la villa Dar Gyucy, au Maroc, selon l’enquête. Photo Stevens William. Abaca

Entendus dans le cadre d’une enquête distincte pour fraude fiscale, plusieurs commerçants de la commune voisine ont livré d’autres anecdotes croustillantes sur cette opulence. La patronne de l’Intermarché a ainsi expliqué qu’Isabelle Balkany se présentait régulièrement, le vendredi après-midi, pour changer des billets de 500 euros non acceptés par les caisses. La responsable du pressing, elle aussi systématiquement payée en espèces, a évalué les dépenses mensuelles du couple entre 4 000 et 5 000 euros, «au rythme de six costumes par semaine». Dans la poche de l’un d’entre eux, elle a même eu la surprise de découvrir un jour sept billets de 500 euros.

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Ces enveloppes de cash, toujours selon le PNF, ont aussi servi à régler les nombreux déplacements du couple, à Saint-Martin ou au Maroc. Entre 2010 et 2013, plus de 87 000 euros en liquide ont été versés à une agence de voyages de Levallois. La secrétaire particulière de Patrick Balkany, contrainte de fractionner les règlements afin de ne pas dépasser le seuil réglementaire de 3 000 euros, a expliqué aux policiers que «les voyages étaient payés de cette façon depuis dix ans». Des dépenses d’autant plus suspectes qu’elles apparaissent souvent en décalage avec les retraits effectués aux distributeurs. Ainsi, entre 2015 et 2016, seuls 2 000 euros ont été retirés alors que les dépenses en espèces se sont élevées à au moins 29 000 euros.

Prête-nom

Difficile de savoir par où tout cet argent a transité avant d’être blanchi. Joint au réquisitoire, le schéma synthétisant les flux financiers entre les différentes structures utilisées par les Balkany donne le tournis, bien que le couple soit toujours présumé innocent. Les investigations ont permis de mettre au jour au moins sept sociétés et fondations offshore au Liechtenstein, au Panamá et aux Seychelles, créées au fil des acquisitions immobilières et des besoins du couple. La dernière d’entre elles a été immatriculée un mois après l’ouverture de l’enquête judiciaire, démontrant «un comportement réitéré d’échapper à l’impôt», selon le parquet. Quant à la première, son immatriculation remonte à… 1986. «L’ancienneté des premiers montages et le dépassement du délai de conservation des documents n’ont pas permis de retracer l’origine des fonds ayant transité sur ces comptes», déplore le PNF, se félicitant toutefois que des circuits de transferts de fonds aient pu être reconstitués à partir des relevés bancaires communiqués par les autorités étrangères.

Le moulin de Cossy, la résidence principale du couple Balkany, à Giverny, dans l’Eure. Photo Miguel Medina. AFP

Les investigations diligentées en Suisse et au Liechtenstein ont notamment permis d’établir que Patrick Balkany était le bénéficiaire économique de la société Bellec, utilisée pour acquérir la villa Serena, à Saint-Martin. Achetée 1,4 million d’euros en 1989, elle sera revendue plus du double treize ans plus tard. Une autre structure basée au Liechtenstein, Real Estate French West Indies, a été utilisée pour acheter en 1997 la villa Pamplemousse, toujours à Saint-Martin. Mais c’est l’acquisition en 2009 de la villa Dar Gyucy, au Maroc, qui va donner le plus de fil à retordre aux enquêteurs. Tout au long de l’enquête, Isabelle et Patrick Balkany ont soutenu être étrangers au montage relatif à la villa, affirmant s’y être rendus à l’invitation d’un membre de leur famille, tout en refusant de divulguer son identité. Après vérification, ce bon samaritain s’est avéré être leur fils Alexandre, qui a produit deux contrats de location d’une durée de trois ans au nom de sa société. «C’est ma contribution à la famille», expliquera-t-il sans rire aux juges. Des contrats «fictifs» pour le Parquet national financier, uniquement destinés à permettre à ses parents de «dissimuler à l’administration fiscale ce bien immobilier et d’échapper ainsi à l’impôt de solidarité sur la fortune». A ce titre, le parquet requiert son renvoi pour «blanchiment de fraude fiscale aggravée».

En réalité, l’enquête a démontré que les époux de Levallois étaient bien les véritables propriétaires de la villa Dar Gyucy, achetée plus de 5,8 millions d’euros, dont 2,5 millions de dessous-de-table versés au vendeur sur un compte au Liban. Pour éviter d’apparaître dans le montage financier, Patrick Balkany a utilisé comme prête-nom son âme damnée de toujours, Jean-Pierre Aubry. Ancien directeur de la Semarelp, la société d’économie mixte de la ville de Levallois, Aubry a effectué les démarches au Maroc avec l’aide de l’avocat Arnaud Claude, ex-associé de Nicolas Sarkozy et conseil de la Semarelp depuis 1981. Ce dernier a soutenu avoir agi à «titre amical», avant d’être contredit par une flopée de témoignages et de documents. «L’information a permis de démontrer qu’[Arnaud Claude] a largement minimisé son rôle», tacle le PNF, qui considère que l’avocat a été la «cheville ouvrière» de l’opération et réclame son renvoi devant le tribunal pour «blanchiment aggravé».

Gracieux

D’où viennent les fonds qui ont servi à financer ces acquisitions exotiques ? «Le montant des avoirs ayant transité sur les comptes des structures offshore ne peut s’expliquer par le seul héritage des parents respectifs d’Isabelle et Patrick Balkany, issus l’un et l’autre de familles aisées», relève le réquisitoire du parquet, sur lequel flotte également une forte odeur de corruption. Les collusions entre le maire de Levallois-Perret et les entreprises de BTP locales sont un secret de polichinelle.

L’ex-patron de l’office HLM des Hauts-de-Seine Didier Schuller, dont les révélations sont à l’origine de l’enquête judiciaire, a longuement raconté aux juges avoir transporté des valises de cash en Suisse pour les Balkany, entre 1987 et 1994. «Ces sommes m’étaient remises par de très grandes entreprises de BTP, a-t-il précisé. Elles correspondaient à des aides destinées au RPR des Hauts-de-Seine.» Considéré à l’époque comme le trésorier officieux du parti gaulliste, le maire de Levallois va également profiter de sa position incontournable pour faire fructifier ses propres affaires. L’enquête a ainsi démontré qu’à partir de la fin des années 80, de nombreux travaux de rénovation avaient été effectués chez lui à titre gracieux par des entreprises en relation commerciale avec la ville, pour certains «en contrepartie de l’attribution de marchés publics».

Au cœur du dossier judiciaire, une affaire symbolise à l’extrême cette dérive affairiste : le projet des tours de Levallois, imaginé dans le cadre de la zone d’aménagement concertée Front-de-Seine. En 2008, une convention de cession est signée avec le promoteur immobilier Mohamed al-Jaber, qui va dès lors se montrer très généreux avec ses interlocuteurs. A plusieurs reprises, l’homme d’affaires met à disposition son jet privé pour le maire, qui s’est «fortement impliqué» dans les négociations. Il y a aussi cette montre de luxe offerte à Aubry, que ce dernier justifiera par les «us et coutumes du monde arabe et du monde africain».

Mais ce sont surtout les transferts de fonds suspects qui font tiquer les enquêteurs. Entre juin et novembre 2009, plus de 3,3 millions d’euros sont virés en trois fois par Al-Jaber sur un compte au Maroc. En échange, le promoteur a bénéficié d’un «calendrier de paiement très favorable». Le projet ne verra jamais le jour, mais les investigations ont démontré que l’argent d’Al-Jaber avait été utilisé pour acheter la villa Dar Gyucy. «Patrick Balkany a ainsi converti le produit du délit de corruption en un bien immobilier», note le parquet, qui conclut : «Il a tiré des pouvoirs qu’il détenait des avantages personnels et des moyens de s’enrichir aux dépens des intérêts de la collectivité publique, confondant ainsi son intérêt personnel et l’intérêt collectif.»

Contacté, l’avocat de Balkany, Grégoire Lafarge, dénonce un «réquisitoire extrêmement à charge» et déplore «l’absence d’éléments permettant d’établir des faits de corruption ou un lien entre le patrimoine des époux et leur activité politique». La défense a désormais un mois pour adresser ses observations aux juges d’instruction.

Source : Libération