« De la culture du viol chez les chiens » : l’incroyable canular qui a piégé la sociologie américaine

Des chercheurs ont réussi à faire publier dans plusieurs revues de référence aux Etats-Unis des essais aux thèses absolument délirantes, prônant par exemple le développement de l’usage anal de sex-toys chez les hommes pour lutter contre la transphobie et faire progresser le féminisme.

Quand un homme se masturbe en pensant à une femme sans lui avoir demandé son consentement, c’est une agression sexuelle. Il existe une culture systémique du viol chez les chiens. L’astronomie est une science sexiste et pro-occidentale qui doit être remplacée par une astrologie indigène et queer. Ces thèses vous semblent loufoques, invraisemblables ? Elles le sont. Elles ont néanmoins été considérées avec le plus grand sérieux, et parfois même publiées, par des revues académiques de premier plan aux Etats-Unis, victimes de l’un des canulars universitaires les plus ambitieux jamais mis en œuvre…

Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter Boghossian sont trois chercheurs américains, persuadés que quelque chose cloche dans certains secteurs du monde académique outre-Atlantique. « Le savoir basé de moins en moins sur le fait de trouver la vérité et de plus en plus sur le fait de s’occuper de certaines ‘complaintes’ est devenu établi, presque totalement dominant, au sein de [certains champs des sciences sociales]« , écrivent-ils dans le magazine Areo, et les chercheurs brutalisent de plus en plus les étudiants, les administrateurs et les autres départements qui n’adhèrent pas à leur vision du monde ». Se désolant de ce tournant idéologique en cours dans les facs américaines, notre trio d’universitaires établit une liste des disciplines les plus gravement touchées : il s’agit des matières communément regroupées dans l’enseignement supérieur américain sous le terme de « cultural studies » ou « identity studies« , « enracinées dans la branche ‘postmoderne’ de la théorie qui a émergé à la fin des années soixante« . On y trouve donc les fameuses « gender studies« , les « queer studies » mais également la « critical race theory« , les « fat studies » (sic) ou des pans entiers de la sociologie critique. Le point commun de ces branches universitaires, requalifiées en « grievance studies » (qu’on pourrait traduire par « études plaintives ») ? D’après les trois chercheurs, elles produisent des travaux très souvent « corrompus » par l’idéologie, qui renoncent à toute honnêteté intellectuelle dès lors qu’il s’agit de dénoncer les oppressions de toutes sortes : sexistes, raciales, post-coloniales, homophobes, transphobes, grossophobes…

Recette des faux articles : « une bêtise considérable »

Pour prouver leur diagnostic, Pluckrose, Lindsay et Boghossian ont fait un pari simple… et drôle : pousser, dans des articles fantaisistes, la doxa qu’ils pointent dans ses retranchements les plus absurdes et voir si ces papiers seraient acceptés pour publication dans de très sérieuses revues scientifiques. Ils ont donc passé dix mois à écrire de faux « papers« , un format universitaire anglo-saxon qu’on peut comparer au mémoire français. Recette commune de ces essais : « Des statistiques totalement invraisemblables, des assomptions non prouvées par les données, des analyses qualitatives idéologiquement biaisées, une éthique suspecte (…), une bêtise considérable« .

Les chercheurs ont ensuite systématiquement envoyé leurs travaux bidons aux « journaux de référence dans les champs universitaires concernés« . Après quasiment un an de bombardement de canulars, les trois audacieux ont été forcés d’arrêter leur expérience car un de leurs textes commençait à connaître un important écho dans la presse. Mais les 20 papers écrits ont suffi à valider la pertinence de leur thèse : pas moins de sept d’entre eux ont en effet été validés par les revues universitaires, dont quatre publiés. Sept autres sont encore en cours d’examen et seulement six ont été refusés sans ambiguïté par les universitaires chargés de les évaluer. Par quatre fois, les facétieux compères ont même été invités à eux-mêmes examiner le travail de « pairs » en récompense… de leur « savoir exemplaire« .

Réactions humaines à la culture du viol et performativité queer au sein des parcs à chiens de Portland, Oregon.
Un des sujets acceptés par une revue scientifique

Lorsqu’on examine le contenu de ces faux mémoires, on peine pourtant à croire que leur absurdité n’ait pas sauté à la figure des chercheurs chargés de les examiner. Dans un article intitulé « Passer par la porte de derrière : défier l’homo-hystérie masculine et la transphobie à travers l’usage de sex-toys pénétratifs« , les chercheurs expliquent que si les hommes utilisent rarement des sex-toys pour « s’auto-pénétrer par voie anale« , c’est parce qu’ils ont peur d’être pris pour des homosexuels ou par hostilité aux transsexuels. Conclusion : encourager cette pratique engendrerait, à coup sûr, une baisse de la transphobie et un progrès de valeurs féministes. Délirant ? Le texte a été publié dans la revue Sexuality and Culture, et qualifié de « contribution incroyablement riche et excitante à l’étude de la sexualité et de la culture » par un universitaire chargé de l’analyser.

Une de leurs inventions croquignolesques a même rencontré un réel triomphe académique : dans « Réactions humaines à la culture du viol et performativité queer au sein des parcs à chiens de Portland, Oregon« , nos chercheurs soutiennent qu’il existe « une rampante culture du viol canine » et qu’une « oppression systémique » frappe certaines races de chiens. Un mémoire qualifié « d’incroyablement innovant, riche en analyse, extrêmement bien écrit et organisé » par la revue Gender, Place, and Culture, qui lui a fait une place dans ses prestigieuses colonnes… et l’a même intégrée parmi ses 12 meilleures publications de l’année 2018 ! La chercheuse Helen Wilson, auteure de ce travail volontairement absurde, expliquant sa méthode de travail, y écrivait avoir « délicatement inspecté les parties génitales d’un peu moins de 10.000 chiens tout en interrogeant leurs propriétaires sur leur sexualité« , mais également avoir « constaté un viol de chien par heure au parc à chiens urbain de Portland » ! Pas de quoi faire lever un sourcil aux universitaires chargés de valider son article pour publication dans une revue « de référence »…

D’autres mémoires-hoax n’ont pas eu le temps d’être publiés avant que le canular soit finalement rendu public. Mais ils ont été quasiment intégralement validés par les revues auxquelles ils ont été présentés, avec des modifications mineures. On y trouve des thèses toujours aussi comiques : « L’Intelligence artificielle est intrinsèquement dangereuse car elle est programmée avec des données masculinistes, impérialistes et rationalistes« . Ou encore : « L’astronomie est et sera toujours intrinsèquement sexiste et occidentale, ce biais masculiniste et occidental peut être corrigé en incluant une astrologie féministe, queer et indigène (par exemple, des horoscopes) à la science astronomique« .

« Les éducateurs devraient discriminer selon l’identité et calculer le statut de leurs étudiants en fonction de leurs privilèges »

Et même : « Les éducateurs devraient discriminer selon l’identité et calculer le statut de leurs étudiants en fonction de leurs privilèges (…), pénalisant les plus privilégiés en refusant d’écouter leurs contributions, ridiculisant leurs efforts, en parlant plus fort qu’eux et en les forçant à s’asseoir enchaînés sur le sol » ! Toutes ces contributions n’ont reçu que des critiques de forme de la part des revues universitaires auxquelles ils ont été adressés. Celle proposant d’enchaîner des étudiants sur le sol a même été applaudie comme « une forte contribution à la littérature foisonnante s’attaquant à l’injustice épistémique dans la salle de classe« .

Quand un homme se masturbe en privé en fantasmant sur une femme sans qu’elle lui ait donné sa permission (…), il commet une violence métasexuelle contre elle.

Un des sujets proposés par les auteurs du canular

D’autres faux essais universitaires ont été finalement rejetés après examen par des universitaires. Mais cela ne les a pas toujours empêché de recevoir des commentaires chaleureux de la part de chercheurs chargés de les évaluer, qui ont parfois même poussé l’absurde encore plus loin. Ainsi, dans un mémoire consacré à la masturbation, les auteurs du canular écrivent que « quand un homme se masturbe en privé en fantasmant sur une femme sans qu’elle lui ait donné sa permission (…), il commet une violence métasexuelle contre elle« . Dans son évaluation, la première contributrice de Sociological Theory encourage nos chercheurs à aller plus loin encore dans cette théorie : « Je pense à d’autres scénarios où les hommes pourraient transformer en arme leur non-connaissance de manière très tangible. Par exemple, la déclaration ambiguë ‘Je pense à toi tout le temps’, dite de manière impromptue à une femme par un homme, est particulièrement insidieuse, étant donné le contexte structurel de violence métasexuelle dans le monde« .

« Juifs » remplacé par « Blancs » dans « Mein Kampf » : un chercheur applaudit

Le clou de cette fanfaronnade a été apporté par un essai présenté au magazine Sociology of Race and Ethnicity, où nos trublions prétendent « examiner de manière critique la blanchité (‘whiteness, ndlr) depuis la blanchité« . Pour cela, ils ont ni plus ni moins sélectionné - sans le dire - des extraits de Mein Kampf, l’infâme pamphlet antisémite d’Adolf Hitler, en y remplaçant le mot « Juifs » par « Blancs« . Le paper a été rejeté mais cela ne l’a pas empêché de recevoir au préalable les éloges de plusieurs pairs universitaires. « Cet article a le potentiel pour être une contribution puissante et particulière à la littérature traitant des mécanismes qui renforcent l’adhésion blanche à des perspectives suprémacistes blanches, et au processus par lequel des individus peuvent atteindre des niveaux plus profonds de conscience sociale et raciale« , écrit ainsi un chercheur enthousiaste, qui n’objecte que « des révisions concernant la précision, la clarté, l’expression d’assertions et des exemples concrets » et complimente ainsi sans le savoir une resucée de Mein Kampf.

« Nous espérons que ceci donnera aux gens une raison claire de regarder la folie identitaire qui vient de la gauche universitaire et militante, et de dire : Non »

Au bout du compte, la leçon que tirent les trois auteurs de leur plongée en absurdie sociologique est partagée entre amusement et réelle inquiétude. Rejetant l’idée simpliste que « le monde universitaire est corrompu » ou que « tous les universitaires et évaluateurs dans le champ des humanités qui étudient le genre, la race, la sexualité ou le poids sont corrompus« , ils alarment : « Nous ne devrions pas avoir été capables de publier n’importe lequel de ces papers si calamiteux dans des journaux réputés. Encore moins sept d’entre eux ». Produisant un « savoir » considérablement orienté, ils constatent aussi avec effarement que les chercheurs relisant leurs textes ne leur réclamaient souvent « pas d’être moins biaisé politiquement et moins négligent dans le travail, mais de l’être davantage ».

Le tableau final est implacable pour tout un pan du monde universitaire anglo-saxon : « Il y a un problème de production du savoir au sein de champs qui ont été corrompus par les ‘grievance studies’ nées du socio-constructivisme et du scepticisme radical. Parmi les problèmes, il y a la manière dont des sujets comme la race, le genre, la sexualité, la société et la culture sont traités par la recherche ». C’est donc bien un nouvel obscurantisme que les chercheurs décrivent, une idéologie qui « rejette l’idée d’universalité scientifique et d’objectivité et insiste, pour des raisons morales, sur la nécessité d’accepter la notion de vérités multiples basées sur l’identité« . Or selon eux, ce relativisme mortifère serait devenu « autoritaire » dans les facs américaines. Rappellent leur propre sympathie pour les mouvements des droits civiques, le féminisme et le mouvement LGBT, nos trois trublions émettent un souhait : « Nous espérons que ceci donnera aux gens - spécialement à ceux qui croient au libéralisme, au progrès, à la modernité et à la justice sociale - une raison claire de regarder la folie identitaire qui vient de la gauche universitaire et militante, et de dire : ‘Non, je n’irai pas dans ce sens là. Vous ne parlez pas en mon nom' ».

Source : Marianne